jeudi 16 novembre 2023

Pourquoi traduire Shakespeare une fois de plus ?

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Thierry Lemaître nous livre ses réflexions sur l'utilité de traduire une nouvelle fois Shakespeare.


Thierry Lemaître en août 2005 sur les falaises de Plouha



Pourquoi traduire Shakespeare une fois de plus ?


            J’ai entrepris deux études sur Shakespeare et me suis vite aperçu, dès la première, que je ne pouvais pas lire les œuvres dans le texte, couramment. Aussi ai-je repris les traductions dont je disposais. Mais quoique celles-ci redonnassent aussitôt du mouvement à ma lecture, elles me laissaient un goût, comment dirais-je, d’éventé, ce qui était surprenant puisqu’elles étaient mes seules références. Cet affadissement   inexplicable s’avérait peu confortable à la longue. En outre, deux traductions de la même œuvre me donnaient parfois l’impression de lire deux images qui ne reflétaient pas le même objet, ou plus exactement les impressions que je tirais de ces deux lectures successives ne se superposaient pas.
            
            J’ai donc décidé de me servir de la traduction dont j’avais la plus longue pratique pour me piloter vers les passages à approfondir et de m’atteler ensuite à une traduction personnelle de ces morceaux sélectionnés, bien que cela me demandât beaucoup de patience car cela m’obligeait à recourir au dictionnaire plus souvent que je l’aurais souhaité au départ.
            
             Pourtant j’ai poursuivi cette façon de faire par curiosité et par discipline.
            Par curiosité ? La curiosité de savoir comment Shakespeare exprime dans sa langue ce que j’ai lu en français. Or justement, à plusieurs reprises, la phrase anglaise me déroute: elle ne présente pas le même ordre des mots, elle est surtout beaucoup plus ramassée, comme un animal prêt à bondir. De plus, sa lecture détaillée, mot après mot, me suggère un sens qui n’a pas le même grain, la même saveur que ceux que m’avaient donnés la traduction de référence, où se perçoit l’aisance dans sa propre vision des choses que finit par acquérir un traducteur de longue haleine. 
 
 
         Cette expérience, aller humer la phrase de Shakespeare, en descendre les sentes contournées pour les remonter, à la recherche d’un auxiliaire deux vers au-dessus, puis la décortiquer, la phrase, aussi lentement que s’il s’agissait d’une noix aux circonvolutions déconcertantes, oui, cette expérience, j’ai aimé la renouveler aussi souvent que je pensais avoir flairé un nœud dans les fibres de sa pensée. Shakespeare a une rhétorique brillante faite d’oxymores croisés, doubles oppositions au sein de la même phrase où, par exemple, le verbe de la principale et celui de la subordonnée de la première proposition s’inversent dans celle qui suit. A cela on s’accoutume. Mais Shakespeare n’hésite pas non plus à devenir parfois franchement obscur, même à lui-même, semble-t-il, quand il s’agit de rendre une vérité obscure dans l’état illisible où elle se montre à lui à ce stade du récit.
 
 
            Par discipline? Shakespeare raconte des histoires et il est tentant d’en connaître le dénouement, ce qui accélère le rythme de la lecture. Et du coup, on effleure seulement le sens, ce qui vous fait sauter au-dessus de l’essentiel, une réplique, lovée comme un serpent entre deux phases du récit, réplique qui ne semble d’abord qu’un simple ornement, un peu bizarre dans le contexte, certes, mais n’est-ce pas le côté baroque du personnage ? On revient en arrière. On la traduit, cette réplique, et elle se révèle être le ver dans le bouton de fleur, l’entrée du souterrain dans la clairière, l’énigme qui masque provisoirement la révélation à venir. Parfois l’inconscient de Shakespeare parle avant qu’il sache lui-même de quel côté se situe la face lumineuse des choses. C’est pourquoi je m’oblige à traduire pour m’obliger à lire lentement, mot à mot, jusqu’à ce que vienne, derrière le sens visible, l’autre sens, au stade embryonnaire qui est encore le sien et où se préfigure ce qui adviendra. Les personnages bondissent, courent dans toutes les directions, se retournent contre leur parti, mais, moi, lecteur, je me dois d’avancer à l’allure d’un dictionnaire compulsé pour saisir dans quel coin obscur du tableau surgit et se forme ce qui se révèlera être une  délivrance.
 
            Ainsi s’enrichit le sens, dans des allées et venues entre une vision d’ensemble qui chevauche plusieurs scènes et une vision à la loupe, le dictionnaire à portée de main.
 
            Dans une phrase, c’est le mot rare, technique, qui donne le point fixe autour duquel s’articule le sens, parce qu’il n’a qu’un seul équivalent dans le dictionnaire français. Au contraire, le verbe irrégulier, connu de la mémoire, dont le sens varie avec chaque préposition et chaque adverbe, sera plutôt un point de fuite, parce qu’il fait partie des mots les plus anciens de la langue anglaise, les plus polis par l’usage, donc les moins précis. Ce n’est plus un champ sémantique qu’il offre, mais un marais sémantique où l’on patauge. Seuls les familiers de la langue y discernent encore un jalon. C’est pourquoi je le place à la queue du sens et ne l’examine qu’après les autres mots, comme un simple balancier.
 
            La nouvelle traduction à laquelle j’aboutis n’est pas forcément moins « éventée » que celle qui me servait de modèle. Mais ce n’est pas tant le résultat qui compte que le moment où j’ai fait ma propre tentative et durant lequel j’ai goûté la vraie saveur du verbe de Shakespeare, sans autre assurance que celle que donne la sensation d’avoir « compris ». C’est quelque chose comme « ça » qu’Il a voulu dire.
 
            Et c’est à ce moment que se pose la question : quel est donc le support du sens à l’intérieur de soi ? En a-t-il même un, puisque ce sens existe avant que la suite des mots français soit alignée, mentalement ou sur le papier ?
 
            Reprenons le chemin pas à pas : le sens de la phrase française prise dans la traduction de référence ne m’a pas satisfait, même si je ne sais pas trop pourquoi. Par curiosité, je lis la phrase originale écrite par Shakespeare et je ne la comprends pas bien, parce qu’il me manque le sens de certains mots. Qui plus est, je n’arrive pas toujours à établir un lien sûr entre ce que je devine et la traduction qui m’a été donnée. Je cherche alors le sens des mots étrangers, j’explore le champ sémantique qu’offre le dictionnaire pour les mots que je connais de mémoire. Et brusquement je crois saisir l’intention de Shakespeare.
 
            Sous quelle forme l’ai-je saisie ? Est-ce une suite de mots ? Non, car je crois la sentir « au-dessus » de la suite des mots anglais et ce n’est pas encore une suite de mots français. Lorsque je m’essaie à une première formulation, dans ma langue, je peux éprouver une impression d’incomplet, d’inachevé : ça ne répond pas à ce que j’ai compris. Je fais alors plusieurs autres essais auxquels je réagis par des « ça brûle » ou « ça gèle » ou « ça se réchauffe ». J’ai conscience que la dernière tentative est plus ou moins proche du sens que j’ai perçu tout à l’heure. Ce sens n’est d’ailleurs pas stable ; il peut donner l’impression d’évoluer en réaction à mes divers tâtonnements. Ne serait-ce pas plutôt « ça » qu’il a voulu signifier ? En esprit, je pétris « la boule de sens » pour lui donner nouvelle figure. Je reprends mes essais en déplaçant les mots comme les pièces d’un puzzle, mais des pièces qui changeraient de forme sur leur bord quand on les change de place.
 
            Quel est donc la nature de ce sens, qui erre quelque part entre la suite de mots anglais et la suite des mots français choisis par moi ? Quelle était l’intention préalable de Shakespeare en trempant sa plume dans l’encre ? L’écrivain a-t-il été satisfait par les deux ou trois vers qui lui sont venus, a-t-il tordu le sens primitif pour satisfaire aux règles de la versification, est-ce que ce sens tordu lui a finalement convenu davantage parce qu’il alliait idée première et forme aboutie dans une harmonie inattendue ou, au contraire, dans un déséquilibre  provocant, encore plus porteur de sens que l’équilibre conçu au départ ? Et moi, qu’ai-je saisi, l’audace que traduit ce déséquilibre de la phrase ou l’idée carrée initiale? Que vais-je faire passer en priorité ? Mais là, je vous parle encore comme si le sens était un objet visible, une mémoire inscrite dans un disque dur ! Non, le sens n’est pas un poisson qui puisse, quoique glissant, être pêché, c’est seulement une possibilité, une virtualité comme on dit aujourd’hui, à la présence plus ou moins intense. Plus cette présence se renforce et plus nombreuses sont les phrases qui pourront la représenter : on peut dire « ça » de telle ou telle manière, lui ajouter telle ou telle nuance, tel ou tel complément, les jugeant indispensables ou non.
 
            Le sens m’habite, dit-on. Il va et vient dans les différents espaces de mon monde intérieur. Il peut, après s’être montré clair et net, se faire soudain insaisissable, se cacher, pour revenir par la suite plus ou moins transformé (si tant est qu’il ait une forme puisqu’on ne lui connaît pas de support).
 
            Explorons encore la démarche. Comme les mots anglais sont réunis par une syntaxe qui m’est moins familière que celle de ma langue, ils apportent d’abord avec eux leur champ sémantique, la somme de leurs significations possibles. Pour moi, la phrase peut apparaître, provisoirement, comme une juxtaposition de ces sous-ensembles de sens élémentaires. Mon esprit va alors survoler le vaste ensemble formé par l’union de ces champs puis se concentrer sur ce qui pourrait être le lieu d’intersection de tous ces sens. Qu’y a-t-il de commun à cette pléiade de sens unitaires que les mots de la phrase ont réunis ? Je sélectionne et j’écarte ; je souligne mentalement tel ou tel sens qui, semble-t-il, joue un rôle dominant. Certains mots, parmi ceux qu’offre le dictionnaire, paraissent briller plus fort, au contact avec les autres mots de la phrase. Ils ont l’air de se choisir mutuellement, comme s’ils sentaient qu’ils appartenaient à la même famille, celle du sens de cette phrase-là. Me voici disposant d’une grappe de mots qui ont décidé de vivre ensemble. C’est seulement alors que vient le temps de la vérification : ai-je pris en compte tous les mots anglais ? Est-ce que la phrase obtenue résonne clairement ?
 
            Bien entendu, la familiarité progressive avec les tournures favorites de l’auteur aide à s’orienter vers tel sens plutôt que tel autre. Shakespeare a ses habitudes. Il ne peut s’empêcher d’explorer la polarité opposée du premier mot qui lui est venu à l’esprit. Par exemple, au verbe « espérer » il va aussitôt associer le verbe « craindre », non seulement pour satisfaire son esprit de contradiction mais pour suggérer qu’entre ces deux antonymes, il y a toute une ligne de concepts intermédiaires: attendre, anticiper, etc. Il vous invite, réciproquement, à enrichir ces verbes-là de peurs et de souhaits.
            Il me faut bien le reconnaître : je n’ai pas pu poser devant vous l’essence du mot « sens ».

            Contentons-nous alors de revenir au processus de traduction : quel enseignement peut-on tirer de la pratique de cet exercice sur les textes d’un auteur renommé pour saisir ce qui peut se passer lorsqu’on est à l’écoute de quelqu’un qui parle votre langue mais dont vous ne saisissez pas ce qu’il vous signifie avec ses mots à lui, peut-être parce que leur champ sémantique diffère du vôtre, ou parce que les associations de mots qui lui viennent spontanément vous surprennent, non que vous vous estimiez une référence de normalité mais simplement parce que ce n’est pas à cela que vous auriez songé ? L’univers de votre interlocuteur n’est pas structuré comme le vôtre. Le sien produit du sens auquel vous n’avez pas immédiatement accès. Il vous faut d’abord reconstituer une langue commune, certes assez pauvre au regard des richesses de vos langues respectives, mais sur le terrain de laquelle vous allez sentir, lui et vous, que vous parlez de la même chose. Pourtant, cette langue commune n’appartiendra qu’à vous deux. Elle s’accompagne de mimiques qui confirment le sens de ce qui s’élabore. Encore faut-il faire attention : la traduction des mimiques aussi doit être vérifiée, d’une communauté à l’autre. 

 
Thierry Hugues Lemaître, mars 2007 






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