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Thierry Lemaître nous livre ses réflexions sur l'utilité de traduire une nouvelle fois Shakespeare.
Pourquoi traduire Shakespeare une fois de plus ?
J’ai
entrepris deux études sur Shakespeare et me suis vite aperçu, dès la première,
que je ne pouvais pas lire les œuvres dans le texte, couramment. Aussi ai-je
repris les traductions dont je disposais. Mais quoique celles-ci redonnassent
aussitôt du mouvement à ma lecture, elles me laissaient un goût, comment
dirais-je, d’éventé, ce qui était surprenant puisqu’elles étaient mes seules
références. Cet affadissement
inexplicable s’avérait peu confortable à la longue. En outre, deux
traductions de la même œuvre me donnaient parfois l’impression de lire deux
images qui ne reflétaient pas le même objet, ou plus exactement les impressions
que je tirais de ces deux lectures successives ne se superposaient pas.
J’ai
donc décidé de me servir de la traduction dont j’avais la plus longue pratique
pour me piloter vers les passages à approfondir et de m’atteler ensuite à une
traduction personnelle de ces morceaux sélectionnés, bien que cela me demandât
beaucoup de patience car cela m’obligeait à recourir au dictionnaire plus
souvent que je l’aurais souhaité au départ.
Pourtant
j’ai poursuivi cette façon de faire par curiosité et par discipline.
Par
curiosité ? La curiosité de savoir comment Shakespeare exprime dans sa langue
ce que j’ai lu en français. Or justement, à plusieurs reprises, la phrase
anglaise me déroute: elle ne présente pas le même ordre des mots, elle est
surtout beaucoup plus ramassée, comme un animal prêt à bondir. De plus, sa
lecture détaillée, mot après mot, me suggère un sens qui n’a pas le même grain,
la même saveur que ceux que m’avaient donnés la traduction de référence, où se
perçoit l’aisance dans sa propre vision des choses que finit par acquérir un
traducteur de longue haleine.
Cette
expérience, aller humer la phrase de Shakespeare, en descendre les sentes
contournées pour les remonter, à la recherche d’un auxiliaire deux vers
au-dessus, puis la décortiquer, la phrase, aussi lentement que s’il s’agissait
d’une noix aux circonvolutions déconcertantes, oui, cette expérience, j’ai aimé
la renouveler aussi souvent que je pensais avoir flairé un nœud dans les fibres
de sa pensée. Shakespeare a une rhétorique brillante faite d’oxymores croisés,
doubles oppositions au sein de la même phrase où, par exemple, le verbe de la
principale et celui de la subordonnée de la première proposition s’inversent
dans celle qui suit. A cela on s’accoutume. Mais Shakespeare n’hésite pas non
plus à devenir parfois franchement obscur, même à lui-même, semble-t-il, quand
il s’agit de rendre une vérité obscure dans l’état illisible où elle se montre
à lui à ce stade du récit.
Par
discipline? Shakespeare raconte des histoires et il est tentant d’en connaître
le dénouement, ce qui accélère le rythme de la lecture. Et du coup, on effleure
seulement le sens, ce qui vous fait sauter au-dessus de l’essentiel, une
réplique, lovée comme un serpent entre deux phases du récit, réplique qui ne semble
d’abord qu’un simple ornement, un peu bizarre dans le contexte, certes, mais
n’est-ce pas le côté baroque du personnage ? On revient en arrière. On la
traduit, cette réplique, et elle se révèle être le ver dans le bouton de fleur,
l’entrée du souterrain dans la clairière, l’énigme qui masque provisoirement la
révélation à venir. Parfois l’inconscient de Shakespeare parle avant qu’il
sache lui-même de quel côté se situe la face lumineuse des choses. C’est
pourquoi je m’oblige à traduire pour m’obliger à lire lentement, mot à mot,
jusqu’à ce que vienne, derrière le sens visible, l’autre sens, au stade
embryonnaire qui est encore le sien et où se préfigure ce qui adviendra. Les
personnages bondissent, courent dans toutes les directions, se retournent contre
leur parti, mais, moi, lecteur, je me dois d’avancer à l’allure d’un
dictionnaire compulsé pour saisir dans quel coin obscur du tableau surgit et se
forme ce qui se révèlera être une
délivrance.
Ainsi
s’enrichit le sens, dans des allées et venues entre une vision d’ensemble qui
chevauche plusieurs scènes et une vision à la loupe, le dictionnaire à portée
de main.
Dans
une phrase, c’est le mot rare, technique, qui donne le point fixe autour duquel
s’articule le sens, parce qu’il n’a qu’un seul équivalent dans le dictionnaire
français. Au contraire, le verbe irrégulier, connu de la mémoire, dont le sens
varie avec chaque préposition et chaque adverbe, sera plutôt un point de fuite,
parce qu’il fait partie des mots les plus anciens de la langue anglaise, les
plus polis par l’usage, donc les moins précis. Ce n’est plus un champ
sémantique qu’il offre, mais un marais sémantique où l’on patauge. Seuls les
familiers de la langue y discernent encore un jalon. C’est pourquoi je le place
à la queue du sens et ne l’examine qu’après les autres mots, comme un simple
balancier.
La
nouvelle traduction à laquelle j’aboutis n’est pas forcément moins
« éventée » que celle qui me servait de modèle. Mais ce n’est pas
tant le résultat qui compte que le moment où j’ai fait ma propre tentative et
durant lequel j’ai goûté la vraie saveur du verbe de Shakespeare, sans autre
assurance que celle que donne la sensation d’avoir « compris ». C’est
quelque chose comme « ça » qu’Il a voulu dire.
Et
c’est à ce moment que se pose la question : quel est donc le support du sens à
l’intérieur de soi ? En a-t-il même un, puisque ce sens existe avant que la
suite des mots français soit alignée, mentalement ou sur le papier ?
Reprenons
le chemin pas à pas : le sens de la phrase française prise dans la traduction
de référence ne m’a pas satisfait, même si je ne sais pas trop pourquoi. Par
curiosité, je lis la phrase originale écrite par Shakespeare et je ne la
comprends pas bien, parce qu’il me manque le sens de certains mots. Qui plus
est, je n’arrive pas toujours à établir un lien sûr entre ce que je devine et
la traduction qui m’a été donnée. Je cherche alors le sens des mots étrangers,
j’explore le champ sémantique qu’offre le dictionnaire pour les mots que je
connais de mémoire. Et brusquement je crois saisir l’intention de Shakespeare.
Sous
quelle forme l’ai-je saisie ? Est-ce une suite de mots ? Non, car je crois la
sentir « au-dessus » de la suite des mots anglais et ce n’est pas
encore une suite de mots français. Lorsque je m’essaie à une première
formulation, dans ma langue, je peux éprouver une impression d’incomplet,
d’inachevé : ça ne répond pas à ce que j’ai compris. Je fais alors plusieurs
autres essais auxquels je réagis par des « ça brûle »
ou « ça gèle » ou « ça se réchauffe ». J’ai conscience
que la dernière tentative est plus ou moins proche du sens que j’ai perçu tout
à l’heure. Ce sens n’est d’ailleurs pas stable ; il peut donner l’impression
d’évoluer en réaction à mes divers tâtonnements. Ne serait-ce pas plutôt
« ça » qu’il a voulu signifier ? En esprit, je pétris « la boule
de sens » pour lui donner nouvelle figure. Je reprends mes essais en
déplaçant les mots comme les pièces d’un puzzle, mais des pièces qui
changeraient de forme sur leur bord quand on les change de place.
Quel
est donc la nature de ce sens, qui erre quelque part entre la suite de mots
anglais et la suite des mots français choisis par moi ? Quelle était
l’intention préalable de Shakespeare en trempant sa plume dans l’encre ?
L’écrivain a-t-il été satisfait par les deux ou trois vers qui lui sont venus,
a-t-il tordu le sens primitif pour satisfaire aux règles de la versification,
est-ce que ce sens tordu lui a finalement convenu davantage parce qu’il alliait
idée première et forme aboutie dans une harmonie inattendue ou, au contraire,
dans un déséquilibre provocant, encore
plus porteur de sens que l’équilibre conçu au départ ? Et moi, qu’ai-je saisi,
l’audace que traduit ce déséquilibre de la phrase ou l’idée carrée initiale?
Que vais-je faire passer en priorité ? Mais là, je vous parle encore comme si
le sens était un objet visible, une mémoire inscrite dans un disque dur ! Non,
le sens n’est pas un poisson qui puisse, quoique glissant, être pêché, c’est
seulement une possibilité, une virtualité comme on dit aujourd’hui, à la
présence plus ou moins intense. Plus cette présence se renforce et plus
nombreuses sont les phrases qui pourront la représenter : on peut dire
« ça » de telle ou telle manière, lui ajouter telle ou telle nuance,
tel ou tel complément, les jugeant indispensables ou non.
Le
sens m’habite, dit-on. Il va et vient dans les différents espaces de mon monde
intérieur. Il peut, après s’être montré clair et net, se faire soudain
insaisissable, se cacher, pour revenir par la suite plus ou moins transformé
(si tant est qu’il ait une forme puisqu’on ne lui connaît pas de support).
Explorons
encore la démarche. Comme les mots anglais sont réunis par une syntaxe qui
m’est moins familière que celle de ma langue, ils apportent d’abord avec eux leur
champ sémantique, la somme de leurs significations possibles. Pour moi, la
phrase peut apparaître, provisoirement, comme une juxtaposition de ces
sous-ensembles de sens élémentaires. Mon esprit va alors survoler le vaste
ensemble formé par l’union de ces champs puis se concentrer sur ce qui pourrait
être le lieu d’intersection de tous ces sens. Qu’y a-t-il de commun à cette
pléiade de sens unitaires que les mots de la phrase ont réunis ? Je sélectionne
et j’écarte ; je souligne mentalement tel ou tel sens qui, semble-t-il, joue un
rôle dominant. Certains mots, parmi ceux qu’offre le dictionnaire, paraissent
briller plus fort, au contact avec les autres mots de la phrase. Ils ont l’air
de se choisir mutuellement, comme s’ils sentaient qu’ils appartenaient à la
même famille, celle du sens de cette phrase-là. Me voici disposant d’une grappe
de mots qui ont décidé de vivre ensemble. C’est seulement alors que vient le
temps de la vérification : ai-je pris en compte tous les mots anglais ? Est-ce
que la phrase obtenue résonne clairement ?
Bien
entendu, la familiarité progressive avec les tournures favorites de l’auteur
aide à s’orienter vers tel sens plutôt que tel autre. Shakespeare a ses
habitudes. Il ne peut s’empêcher d’explorer la polarité opposée du premier mot
qui lui est venu à l’esprit. Par exemple, au verbe « espérer » il va
aussitôt associer le verbe « craindre », non seulement pour
satisfaire son esprit de contradiction mais pour suggérer qu’entre ces deux
antonymes, il y a toute une ligne de concepts intermédiaires: attendre,
anticiper, etc. Il vous invite, réciproquement, à enrichir ces verbes-là de
peurs et de souhaits.
Il me
faut bien le reconnaître : je n’ai pas pu poser devant vous l’essence du mot
« sens ».
Contentons-nous
alors de revenir au processus de traduction : quel enseignement peut-on tirer
de la pratique de cet exercice sur les textes d’un auteur renommé pour saisir
ce qui peut se passer lorsqu’on est à l’écoute de quelqu’un qui parle votre
langue mais dont vous ne saisissez pas ce qu’il vous signifie avec ses mots à
lui, peut-être parce que leur champ sémantique diffère du vôtre, ou parce que
les associations de mots qui lui viennent spontanément vous surprennent, non
que vous vous estimiez une référence de normalité mais simplement parce que ce
n’est pas à cela que vous auriez songé ? L’univers de votre interlocuteur n’est
pas structuré comme le vôtre. Le sien produit du sens auquel vous n’avez pas
immédiatement accès. Il vous faut d’abord reconstituer une langue commune,
certes assez pauvre au regard des richesses de vos langues respectives, mais
sur le terrain de laquelle vous allez sentir, lui et vous, que vous parlez de
la même chose. Pourtant, cette langue commune n’appartiendra qu’à vous deux.
Elle s’accompagne de mimiques qui confirment le sens de ce qui s’élabore.
Encore faut-il faire attention : la traduction des mimiques aussi doit être
vérifiée, d’une communauté à l’autre.
Thierry Hugues Lemaître, mars 2007
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