mercredi 15 novembre 2023

Shakespeare m'inspire


 
 
Thierry Lemaître nous livre ses réflexions sur Shakespeare....


Thierry Lemaître en octobre 2011 dans son atelier à Plouha


décembre 2011 - janvier 2012


J’ai passé plusieurs années en compagnie de Shakespeare. Je devrais dire en compagnie de l’œuvre de Shakespeare. J’ai traduit ses Sonnets et je me suis intéressé aux personnages féminins du théâtre. Mais les heures passées à chercher comment traduire au mieux les phrases de quelqu’un finissent par forger une sorte d’intimité qui m’a donné à croire que je recevais directement les conseils de qui les avait ainsi tournées.  J’ai donc eu l’impression, sans doute prétentieuse mais vivifiante, de connaître l’état d’esprit de Shakespeare au moment qu’il donnait forme à ce qu’il voulait dire. Les mois ont passé et j’ai eu l’envie d’écrire trois courts textes inspirés par ce compagnonnage. Ils ne s’enchaînent pas l’un à l’autre, mais je mettrais volontiers entre eux des points de suspension qui les séparent sans les désunir. Les trois thèmes sont les suivants : d’où vient le sens de ce qu’on écrit, les pronoms qui parlent de soi, le narcissisme croisé (du poète et de son modèle).
janvier 2012


Le SENS que l’on a sur le bout de la langue


Permettez-moi de vous citer d’emblée deux extraits de mon « journal » où apparaît le nom de Shakespeare, une première fois en 2004, une autre, cinq ans plus tard, en 2009 :

7 juin 2004 : « Sur la terrasse. Il est neuf heures du matin. Le soleil se hausse dans le ciel, en étant encore dans le nord de l’Est. Ses rayons viennent à l’oblique et n’éclairent qu’une moitié de la terrasse faite de planches juxtaposées. Je reste dans la partie ombrée et lis le Tchouang Tseu de Jean François Billeter. C’est un grand moment de bonheur.
Hier matin, je traduisais un sonnet de Shakespeare. Ces moments sont des grands moments de la vie […].
Ce sept juin 2004, je n’avais rien noté de plus à propos de Sh., ni quel était le numéro de ce premier sonnet que la veille je m’étais mis en tête de traduire, ni quelles avaient été mes impressions après cet exercice tout nouveau.

3 juillet 2009 : « Je me suis répété cette phrase sur la terrasse, en cette fin d’après-midi, comme étant celle qui débuterait un prochain écrit sur W. Sh. : j’ai fait la connaissance de William Shakespeare en traduisant ses Sonnets. »
Comme il est curieux qu’une phrase aussi simple puisse avoir eu tant d’insistance à se dire. Un peu comme une mélodie qui se serait invitée à danser dans la tête et ne prétendrait plus la quitter.

Cette association qui s’est produite par deux fois entre Shakespeare et la terrasse m’incite à faire la tentative de vous parler du sens qui, en nous, précède le langage. Tentative que je qualifie tout de suite de désespérée, puisque j’annonce en même temps que je vous invite à sortir du langage comme le plongeur du film projeté à l’envers sort de l’eau pour retomber sur le plongeoir, et que je vous en parle cependant ici, avec des phrase écrites. C’est que j’ai l’espoir que vous et moi trouvions un accord pour revenir de conserve à l’état qui précède un échange verbal, état où nous donnons sens à ce qui nous entoure (et à nous-mêmes au sein de ce qui nous entoure) avant même de nous aider des mots. Le moment que j’ai vécu sur ma terrasse, je l’ai senti pleinement avant que je revienne à mon journal et le qualifie (pauvrement) de « grand » moment. Je vous prie de me croire sur parole.

Je ne me rappelle pas non plus quelle énergie m’animait en ce mois de juillet 2009. Je dirais aujourd’hui, en ce mois de décembre 2011, que c’est en traduisant les Sonnets que j’ai fait l’expérience de « sortir » d’un langage, l’anglais de Shakespeare tel qu’il est réédité de nos jours, et d’errer « quelque part » avant d’entrer dans un autre langage, mes formulations à la française. Très vite j’ai demandé à William une double autorisation, celle de me désengager des solutions qu’il avait trouvées, lui, en arrêtant la forme de ses poèmes, et celle de redonner du jeu aux sentiments qui l’habitaient au moment où il s’apprêtait à écrire. Ce ne sont pas les indications qui manquent sur la nature de ses sentiments et sur leur vivacité. En multipliant sur scène les images qui les font revivre dans des situations voisines, Shakespeare nous les a rendus presque palpables. Il ne reste plus, pour en faire part, qu’à ouvrir le plus possible son tablier aux trouvailles que sa propre langue fait surgir de nulle part, comme par miracle, dès qu’on l’en prie avec ces sentiments réanimés.
J’aboutis de la sorte au paradoxe suivant : en m’aidant des nombreux textes de Shakespeare, tels qu’ils ont été fixés par les éditions, je me suis redonné une latitude pour faire respirer, comme s’il était encore palpitant, le texte également fixé du recueil de sonnets ; ainsi se créa l’illusion d’un échange entre moi et un William vivant, conseiller aimable, astucieux et rassurant, empli de ressources même au plus fort de ses crises de mélancolie.

De même que William a tenté de traduire dans la suite de ses Sonnets la réalité de son modèle, un noble jeune homme ne veillant que de haut à la façon dont parlait de lui le poète qu’il protégeait, de même, lorsque je me suis décidé à traduire les Sonnets de Shakespeare, je me suis efforcé de restituer, au moyen de tournures proprement françaises, la réalité de ce qu’avait ressenti le poète au moment qu’il prenait la plume, qu’il ne l’avait pas encore posée sur le papier, pour relater ses rapports avec ce jeune homme, son principal interlocuteur. Moi comme lui, en nous attelant à la tâche de manier le langage, moi le français, lui le langage de l’Angleterre sous le règne d’Élisabeth la 1ère, nous sommes lancés un défi analogue : rendre compte par des phrases de la façon dont nous avons senti et imaginé la réalité telle qu’elle se manifestait à chacun de nous deux. Défi parfaitement absurde : pourquoi écrire pour constater une fois de plus que le langage ne rend compte qu’imparfaitement de la vivante réalité !
Que faisait Shakespeare devant son écritoire ? Ses poèmes étaient-ils autant de coups d’essais? Qu’espérait-il en ajoutant un nouveau sonnet à ceux qu’il avait écrits précédemment, qui racontaient déjà l’échec de ses éloges ou de ses blâmes, les uns épicés, les autres tempérés? Faire admirer la diversité de ses angles d’attaque ? La faire admirer par qui ? Par son modèle, par ses rivaux en poésie, par une postérité éventuelle ? Peu importe alors qu’il dît vrai ou faux ! Mais n’était-ce pas plus joli lorsque l’échec était dit sans contrefaçon ?
Et moi, qu’ai-je fait en le traduisant ? Retrouver l’intention réelle derrière le choix des images et des mots, la tristesse derrière le sourire pensif, l’inquiétude sous l’arrogance ? Si cela donne plus de simplicité à ma traduction, ou moins de complaisance, pourquoi pas ? Si j’ai donné à cette « poésie d’amour » une large place au dépit et au bluff, voilà qui serait réussi ! Quel a été l’avantage pour moi à persévérer dans ce labeur ? Me donner le mérite de déceler le fond des choses, assez triste, derrière leur apparence, brillante ? Laisser deviner cette amertume dans une autre langue ?

S’il n’y avait eu que ce rôle, je ne l’aurais pas tenu si longtemps et me serais découragé. Certes j’ai trouvé un constant plaisir à chercher dans l’univers de Shakespeare la légitimité des choix que j’étais tenté de faire, mais pas seulement. Il me semble avoir aussi rencontré son approbation que je misse mon pied dans une zone brouillée de la conscience, hors de l’usage des langues. A la suite du poète, je me suis glissé dans un paysage sémantique composé d’une multitude de champs colorés, hachurés, enchevêtrés, aux limites indécises, paysage surmonté d’un réseau plus ou moins dense d’étiquettes, suspendues par la mémoire des hommes. William était un familier du survol de ces terroirs imagés. Quand il voyait ici et là des figures qui présentaient entre elles quelques similitudes ou de frappants contrastes, grand était son délice d’intervertir les étiquettes qui leur correspondaient afin, m’a-t-il confié, de faire bouger les encroûtés. 

Le point de départ de ma quête a été la force résiduelle que garde le sonnet en langue anglaise. L’esprit combatif de Shakespeare y est encore lisible. Mais pour aller plus loin, il a fallu que j’y mêle l’énergie de ma curiosité personnelle : comment cet homme a-t-il pu supporter tout ce dont il fait part, cette souffrance perceptible par-delà les mots choisis par lui et par-delà ceux autour desquels je tâtonnais ? Qu’espérait-il obtenir par ses vains éloges, relayés par ses plaintes ? Quelle reconnaissance poursuivait-il, sonnet après sonnet, au prix de ce qui ressemblait fort à de l’humiliation ? Se défendait-il déjà d’une pire déchéance qui fût advenue de rompre d’avec celui à qui il fallait plaire, coûte que coûte, pour survivre dans le Londres des années 1590 ? C’est dans cet « au-delà des mots » que j’avais quelque chance de trouver du sens à sa démarche.
La conscience aimerait savoir quel est le support du sens à ce stade exploratoire. C’est tellement plus simple quand le sens est inscrit dans un langage : la conscience peut le manipuler en prenant son temps, en y revenant, en le corrigeant à la marge par l’ajout de tel ou tel membre de phrase. Mais le sens que je viens d’évoquer va et vient hors de tout contrôle, faisant fi des intentions qui ralentissent l’action. Il navigue loin des côtes. Il va là où souffle l’esprit. Il s’enfle, il embrasse, il fuit en s’étirant. Alors qu’une fois punaisé dans le langage comme un papillon dans son cadre, le sens a perdu beaucoup de son dynamisme et de sa plastique. Le danseur est devenu statue. Parfois embelli par son immobilité, le sens est souvent affaibli : il a perdu la diversité de ses virevoltes.

Shakespeare savait tout cela et il n’hésitait pas à se faire franchement obscur, y compris à lui-même, quand il s’agissait de restituer une vérité dans l’état indistinct où parfois elle se montrait. Certains de ses vers donnent à croire que les mots lui venaient sous la plume avant que sa conscience sût où se situait la face lumineuse de la situation qu’il affrontait. Nous recueillons alors dans ses vers l’expression d’un stade embryonnaire du sens, où ne se préfigure qu’indistinctement ce qui adviendra.

Le mot « sens » a surgi dans mes lignes à maintes reprises : il est entendu ici – définition à l’essai – comme l’énergie présente chez celui qui a reçu une « inspiration » et qui s’apprête à exprimer quelque chose à autrui. Cette énergie propulse ce « quelque chose » avant que l’inspiré lui ait trouvé une forme appropriée à la communication, un langage, que ce soit celui des gestes ou des sons ou des mots[1]. Je conviens que le fait de remplacer le mot « sens » par le mot « énergie », fût-il accompagné d’un long développement, n’est pas satisfaisant ; il va de soi qu’aucun mot ne peut désigner ce qui précède l’entrée dans un langage, encore moins ce qui précède une vision intérieure et la pousse en avant.
Le mot « énergie » n’a tout de même pas été choisi à l’aveuglette. Je me souviens encore, en ce 9 décembre 2011, d’un petit matin de l’année 1983, dans la vaste chambre d’une maison de maître, en pleine campagne picarde, où je m’étais éveillé seul, saisi peu à peu par une sorte d’exaltation bouillonnante qui me donna l’envie de composer une lettre, destinée à je ne sais plus qui, lettre dont les premières phrases me venaient comme par enchantement. Elles semblaient issues d’une énergie déjà présente avant que je ne songe à écrire mentalement. Il ne faisait aucun doute que ces phrases atteindraient leur cible tant elles me semblaient ajustées. Quand je fus levé, je ne me rappelai déjà plus la suite exacte des mots et, quand je trouvai enfin papier et crayon, je ne pus noter que le tiers ou le quart de ce qui m’était venu à l’esprit. Lorsque je me relus, ce reliquat de mon inspiration avait tant perdu de sa force que je n’envoyai aucune missive. Et pourtant, l’énergie qui m’habitait entre les draps du lit m’a laissé un souvenir lumineux, dans lequel écrire était devenu l’acte le plus aisé qui se puisse concevoir.
Autre approche : chacun a pu constater que le bénéfice d’une lecture dépend grandement de l’état d’esprit avec lequel on aborde le texte. Plus sa propre énergie est éveillée, plus le texte paraît riche et plus nombreuses sont les phrases qu’on a envie de souligner. Le phénomène est encore plus surprenant quand il s’agit de sa propre prose : plus je me sens disponible et gai, plus mes récents écrits me semblent porteurs de fruits ; à l’inverse, plus j’ai l’esprit encombré ou poisseux, plus les phrases que j’ai alignées la veille m’apparaissent besogneuses et tirées par les cheveux. Il y aurait dans mes pensées écrites une sorte d’énergie contenue avec laquelle j’entre plus ou moins en relation selon l’énergie qui m’habite au moment où je les relis. Tout se passe comme si j’avais empreint mon écriture de quelques lumières et que la chose écrite ne me les restitue que s’il y a chez moi, pour les accueillir, une énergie à peu près équivalente à celle que j’avais dispensée en formant mes phrases. Je constate ainsi deux choses. La première est qu’un texte porte du sens, mais que celui-ci est extensible. Le texte livre plus ou moins de richesses. La deuxième observation est que, selon sa disponibilité d’esprit au moment où il entre dans un texte, le lecteur accueille ce qu’il contient avec plus ou moins de bienveillance.
Il n’est pas superflu de distinguer les deux phénomènes. D’un côté, un texte peut dire beaucoup ou peu : il s’ouvre ou il reste fermé, chaque mot est plus ou moins sonore, la musique se fait entendre ou pas, entre les mots, les associations se produisent ou non ; le texte est susceptible de créer sa propre mémoire, mais cela n’arrive pas à tout coup. En face de ce texte, le lecteur. Il peut être accueillant ou rebutant, il peut ouvrir tout grand ses portes ou seulement les entrouvrir. Il a pu faire le vide en lui et les mots du texte ont alors toute latitude pour venir se poser ici ou là, il y a tout l’espace dont ils ont besoin ; parfois, au contraire, ces invités sont reçus avec un œil languissant, se sentent de trop, se retirent vite. Le sens qui surgit en soi à un instant donné est donc le fruit de la rencontre entre ces deux énergies. Son intensité n’est par conséquent jamais constante, elle croît et décroît sans cesse.

Généralisons ces remarques. Ce qui vient d’être dit sur le rapport entre un texte et son lecteur peut être étendu au rapport qui s’établit entre un observateur et le grand livre de la nature ou le grand livre des relations humaines. Le sens qui se dégage d’une observation un tant soit peu attentionnée est le fruit de la rencontre entre l’énergie mise dans cette attention et l’énergie émise par l’un des paragraphes du grand livre ouvert sous nos yeux. On peut objecter qu’un texte est une œuvre humaine et que l’énergie qui y est contenue provient de son auteur. Mais on admettra que tout phénomène naturel contient une énergie susceptible de mobiliser notre attention et que cette relation entre lui et soi dégage soudain du sens. Cela parle, sans forcément se transposer en mots, et cela parle aussi longtemps que nous nous concentrons sur le phénomène et que ce phénomène n’a pas disparu derrière une nuée. Cela parle tant que rien ne nous distrait, un jugement, un souvenir, une parole entendue, une voiture qui passe. Le sens apparu génère (ou non) une émotion, ténue ou intense, une action qui prolonge ce sens ou qui l’interrompt, une envie, celle de le saluer seulement ou de le conserver avec soin. Le poète peut décider d’en garder trace dans un sonnet, ce qui demande de sa part un surcroît d’énergie qui va enrichir le sens apparu avant qu’il ne décide de le transposer dans un écrit.

Or, ce qui est propre à l’esprit humain, c’est sa réticence à accepter d’avoir une part dans l’apparition du sens, et surtout à accepter que les variations de son énergie influent sur le sens du phénomène qu’il perçoit. La conscience a une tendance spontanée à objectiver, c’est-à-dire à faire porter par l’objet de son observation tout le sens qui a surgi. Non pas que la conscience ne soit pas alertée des effets de ses propres variations d’humeur. Elle sait bien que son ouverture au monde est inégale selon les heures. Mais d’une certaine façon, elle ne veut pas en tenir compte. Elle se croit hors du monde, elle se donne l’impression de se pencher dessus. Cette attitude provient de son besoin de stabiliser le sens, afin de l’intégrer dans sa mémoire. Pour obtenir cela, la conscience va attribuer à l’objet des caractéristiques et, au sujet observant, c’est-à-dire elle-même, une permanence dans le regard. A chaque fois qu’elle retrouvera ces caractères, elle portera sur l’objet, si possible, un même regard et obtiendra ainsi un sens identique, répertorié.

Maintenir l’image de son égalité au fil du temps, la fiction de la permanence de son être, est la condition pour maintenir la fiction de la durée de la validité de ses pensées. Ce qu’on appelle et glorifie sous le terme : tenir sa parole. Même si je professe que je suis celui que je deviens, je veux croire que je garde le même regard et la même façon de le traduire. Certes ma mémoire s’enrichit mais cela ne change pas mon être, me semble-t-il, quand je me retrouve face au monde.
Pour toutes ces excellentes raison, il m’est difficilement de concevoir que les variations de sens que je constate quand j’observe l’évolution des choses autour de moi dépendent aussi des variations de mes diverses énergies, non moins affectées par la marche du monde. Il arrive que j’affirme vouloir changer mais je ne dis jamais que je ne suis plus celui que j’étais hier. A fortiori, je n’imagine pas une seconde que les choses changent de sens en partie parce que j’ai changé.
Or ici, dans ces lignes, j’insiste sur la concurrence suivante : le sens de ce que nous observons est différent de celui que nous rappelle notre mémoire non seulement parce que les choses bougent mais aussi parce que notre attention varie. Notre regard se pose différent sur des choses altérées.

La suite des sonnets est une illustration de ce glissement de sens : bien que répété, l’éloge de l’autre est impuissant à conserver inchangées aussi bien l’image mirifique que je voudrais que l’on gardât de lui que l’image que je voudrais laisser de moi, son admirateur. Parce que je ne suis pas maître de mon admiration et de ses fluctuations.

                                                                                               21 décembre 2011




De l’usage du mot « self » dans les Sonnets

Les sonnets ne désignent par aucun nom les personnes qu’ils mettent en scène. Il n’y a que les pronoms « je » et « tu » (ou « vous ») qui permettent de distinguer le poète de son interlocuteur (ou, dans la 2ème partie du recueil, de son interlocutrice). C’est donc par la continuité de la forme et du contenu du discours de « je », d’un sonnet au suivant, que le lecteur ébauche une idée de la personne qui est derrière ce « tu » à qui le poète s’adresse. Dans chaque poème, se retrouve la même désinvolture du ton mélangée à un même degré de soumission. Des traits de caractère s’ajoutent, d’autres se réitèrent ; un portrait se dessine peu à peu. Au bout de quelques sonnets, il n’y a guère de doute, le « tu » pratiqué dans les uns et le « vous » dans d’autres se confondent puisque l’effort de persuasion à leur égard reste identique. La relation est littérairement installée, le lecteur se sent prêt à en suivre les péripéties.
Chacun sait que le « tu » et le « je » n’ont pas, dans le langage, une position symétrique comme celle de l’objet et de son image dans un miroir. Le « je » parle volontiers de l’état de ses sentiments, de ses souvenirs ou de ses projets. A l’égard de l’autre, il s’arroge le droit de commenter ses faits et gestes, de les évaluer, voire de les juger. Le « tu » est interpellé : tantôt il est abreuvé de conseils ou d’admonestations, tantôt il est prié de modifier ses attitudes. Car il n’agit jamais comme « je » s’y serait attendu. Ses initiatives provoquent autant d’agacements, sinon des surprises. De ce « tu » des Sonnets, on apprend bien vite qu’il dispose de plus grands moyens de pression sur l’autre que le « je », même si ce dernier ne se laisse pas toujours faire : il a quelques moyens de rétorsion, la vivacité de la parole ou de l’écriture, pour ne citer qu’eux. Inutile de s’étonner de ce rapport de forces, il est fréquent qu’un « je » écrivain affronte un « tu » doté de plus de pouvoirs qu’il ne s’en reconnaît à lui-même.

Si l’on se confie aux images que Shakespeare se fait d’un être humain, le « je » et le « tu » seraient les vitres de leurs maisons respectives, au travers desquelles entre le soleil. Ils sont l’interface entre le monde extérieur et le monde intérieur. Au-dedans de cette demeure, on croise successivement « te », puis « toi-même », et, dans des chambres plus reculées, « ton self ». Remarquons tout de suite que nous passons ainsi d’un cercle de pronoms à un nom, « le self » (qui n’a pas son équivalent en français). Essayons de le resituer dans son contexte.
Dès le sonnet 1, le poète fait référence au self de son interlocuteur comme s’il ne pouvait y avoir d’équivoque entre eux sur ce que l’un et l’autre entendent par là : « mais toi, tu nourris la flamme de ta lumière (celle qui émane de ton regard) avec le combustible de ta propre substance, créant une famine là où gît l’abondance, toi-même ton ennemi, trop cruel envers ton doux self. » Ce qui peut se reformuler ainsi, en se mettant à la distance d’une tierce personne : William s’inquiète de ce que l’autre épuise sa propre nature en concentrant son énergie dans le regard où il place la séduction qu’il veut exercer. William lui reproche d’être un ennemi cruel à soi-même dès lors qu’il persiste dans cette attitude. Nous recueillons ainsi une première traduction de self : ce serait le fond naturel de quelqu’un.
Le sonnet 4 précise ensuite : « pour n’avoir de commerce qu’avec toi-même, de toi-même tu écartes ton doux self» Le « je » et le « tu » sont à la fois des porte-parole et des tuteurs de cette partie de soi plus compacte, plus solide, plus durable. A en croire le poète du sonnet 4, « tu » ne se comporte pas en représentant fidèle puisqu’il sépare le « toi-même » du noyau de l’être. « Tu » espère faire venir « toi-même » à ses côtés, au contact du monde extérieur. « Toi-même » y sera mieux disposé à se laisser influencer par son milieu, à imiter autrui.
Que Shakespeare fasse dialoguer le « Tu » de l’Autre avec son « toi-même » n’est pas trop étonnant. N’arrive-t-il pas à chacun de se parler à soi-même : on se flatte, on se morigène, on s’encourage, tour à tour, dans le champ de sa conscience. Car tout se passe comme s’il y avait, dans ce champ, plusieurs fonctions : l’observatrice, l’évaluatrice, l’incitatrice, la prédatrice, etc. On ajoutera la productrice, si l’on borne cette fonction à la combinaison ou au montage de ce qui est entré dans le champ de conscience, en provenance de sources inconnues, tantôt externes tantôt internes. Le self peut être considéré comme l’une de ces sources.
La diversité de ces fonctions justifie tacitement l’usage de la forme pronominale du langage. Une simple phrase comme « je m’attribue des qualités » amène à se demander successivement : quelle fonction s’est arrogé ici la place du pronom « je » ? Est-ce que les fonctions prennent chacune leur tour la place du « je » ? Mais alors qu’est-ce qui régule le passage de chacune d’elles au premier plan ? Et que représente, en face de ce « je » temporaire, le pronom « me » ? La communauté des autres fonctions ? Alors que tant d’instances bataillent pour occuper le devant du champ de la conscience, le « je » se montre au bout du compte comme le garant de l’unité de la pensée. Dans le champ de l’action, cette réaffirmation de l’unité est moins nécessaire : la coordination se fait de soi.

Poursuivons notre exploration du mot self : lorsque Shakespeare incite le jeune homme à faire un enfant – « fais-le par amour de moi » – il insiste au sonnet 10 sur l’argument suivant : par cette procréation, tu reproduiras un autre self, l’enfant, qui sera à l’image de ta vraie nature. Pour se faire plus convaincant, il ajoute, au sonnet 13 : « de la sorte, vous – le poète est passé ici au voussoiement – seriez encore vous-même après le décès de votre self (après votre mort), tandis que votre douce progéniture revêtirait votre douce forme. » Le « Vous » de surface se perpétuerait dans la personne du fils tandis que le self irait croupir dans la tombe. Nous apprenons ainsi que, pour le poète, la nature du self n’est pas associée à celle d’une âme immortelle. De surcroît, nous savons maintenant que non seulement le self du jeune homme est doux, mais qu’il a une forme et que douce est sa forme. Shakespeare se dit persuadé que la beauté de l’autre est le garant de son bon fond (et de son absence de culpabilité).
Au sonnet 16, le poète insiste là-dessus : « faites un enfant ; ainsi ce croquis de la vie restaurerait cette vie que ceci (ce sonnet), issu du crayon du Temps ou de ma plume d’élève, qu’il s’agisse de votre valeur intérieure ou de votre beauté visible, ne peut faire vivre à votre self dans le regard des hommes. » Autrement dit, aux yeux de tous, votre héritier reproduira votre nature bien plus fidèlement qu’aucun écrit ou dessin ne pourront jamais le faire. Et, dans l’incise que Shakespeare introduit au 3ème vers du quatrain, il nous précise que, pour lui, le self inclut aussi bien la beauté évidente que la valeur profonde de l’individu.

Lorsque le poète interpelle « Tu » avec vivacité : « et Toi,… » A qui s’adresse-t-il ? A celui qui lira son poème avec une attention de surface, ou frappe-t-il à tous les étages de l’être ? Espère-t-il être entendu aussi par le doux self ? Cherche-t-il à mettre en mouvement les contradictions de l’Autre ?
C’est le « Tu » de surface que blâme le poète au sonnet 40 : ne vient-il pas de duper « toi-même » une nouvelle fois en lui imposant d’avoir du goût pour ce que « toi-même » aurait refusé en d’autres circonstances, chiper la maîtresse d’un autre. Rappelons qu’au moment où le poète écrit ce sonnet, « tu » a amené « toi-même » à établir une liaison avec une femme brune, celle-là même qui est la maîtresse de William. Ce qui invite à croire que le jeune noble a établi dans sa maison une situation triangulaire qui a la même configuration que celle qu’il a établie dans son propre monde intérieur. Remplaçons le self par William, « toi-même » par la maîtresse aux cheveux noirs et « tu » par le noble sans scrupules. William comme le self du jeune noble se retrouvent bernés.
Mais ce n’est pas ainsi que William se décide à présenter les choses dans ses sonnets : il préfère disculper le jeune noble et s’en prendre à la dame brune qui a partagé ses appâts. Il s’adresse donc directement à sa maîtresse au sonnet 133 : « Ton œil cruel m’a arraché à moi-même (qui peut se lire aussi en deux mots : my self) et, de mon self voisin, plus rudement tu t’es emparée (et, de la nature intime de mon proche ami, plus rudement...). De lui, de moi-même et de toi je suis dépossédé, triple tourment d’être ainsi trois fois contrarié. » De la juxtaposition de myself et de my next self, le traducteur déduira que, pour William, la femme s’est emparée des selfs respectifs des deux jeunes gens, de ce qu’il y a de plus intime en chacun d’eux.
La seule prière que William exprimera, à la fin du sonnet 133, c’est que la prison des cœurs soit agencée comme un emboîtement : lui accepte d’être prisonnier de la dame, pourvu qu’il demeure le geôlier du cœur de son ami. Il espère ainsi tempérer la rigueur de la situation. Il ne l’espère qu’un court instant, car il se doute que la mainmise de sa maîtresse s’étend sur toute la prison : « tu nous tiens tous deux, lui et moi, » constate-t-il au sonnet 134.
Shakespeare nous met ainsi en présence de personnes dont le self a été capté par une tierce personne. Voilà qui complique la traduction de ce mot : qu’est-ce qui, au plus profond de nous, est susceptible de nous être ravi, de subir une domination ? Est-ce lié à notre libido, qui serait cessible, récupérable, objet de transactions ? Disons tout de suite que, dans l’univers de Shakespeare, le self d’un personnage féminin et celui d’un personnage masculin ne sont pas, en la matière, traités sur un pied d’égalité.

Voyons d’abord les femmes. Au sonnet 151, qui s’adresse à la même dame brune, Shakespeare nous entraîne sur des chemins escarpés : « L’amour est trop jeune pour savoir ce qu’est la conscience : pourtant qui ne sait que la conscience est née de l’amour ? De ce préalable, Shakespeare tire une déduction inattendue : « Alors, tendre tricheuse, n’allègue pas mes imperfections de peur que ton doux self ne s’avère coupable de mes fautes. Au quatrain suivant, le poète explique : « Car dès lors que tu m’entraînes, j’entraîne ma partie noble dans la trahison de mon rustre de corps...»
Des années plus tard, en 1602, Shakespeare mettra en scène la trahison d’un amour légendaire, celui qui s’est tissé entre Troïlus et Cressida, au plein cœur de la guerre de Troie. Peu après que Cressida a avoué son amour à Troïlus, on la voit prise d’un réflexe de fuite. Elle demande à prendre congé. « Qu’est-ce qui vous chagrine, madame ? » demande le prince troyen. « Monsieur, ma propre compagnie. » - « Vous ne pouvez vous fuir vous-même (yourself) » - « Laissez-moi partir pour que j’essaie, » rétorque Cressida, « j’ai une sorte d’être intime (a kind of self) qui demeure avec vous, mais c’est un être de cruelle sorte (an unkind self) qui de lui-même prendra congé pour être la dupe d’un autre. Je voudrais être partie : où ai-je la tête ? Je dis n’importe quoi. » Avant même que les circonstances se modifient, Cressida pressent qu’elle ne restera pas fidèle à l’homme devant qui elle se trouve et avec qui des mots d’amour ont été échangés.
Dans ces deux passages, nous percevons la forte prévention qu’a Shakespeare à l’égard de l’autre  sexe : leur self  est plus instable que celui de l’homme, comme s’il était encore soumis à la culpabilité originelle, celle d’Ĕve.

Du côté masculin, il y a encore des manipulations du self, mais elles s’expriment d’autre façon. Au moment que l’auteur des Sonnets se fâche avec le jeune homme et qu’il lui lance un adieu, il regrette que son ami et protecteur ait retiré son self après le lui avoir donné : « Tu donnas ton self, ne connaissant pas alors ta propre valeur, ou bien t’étant trompé sur moi à qui tu le confias » (sonnet 87) et aujourd’hui tu me le reprends, constate le poète amèrement. Cinq sonnets plus loin, ce regret est exprimé encore plus vivement : « Vas-y, agis au pire pour te dérober (to steal thyself away) ;… Shakespeare ne peut formuler de façon plus nette qu’une amitié se donne et se reprend, même si elle est intimement liée à la personne. Celui à qui cette amitié est retirée peut se sentir dépossédé, pour ne pas dire amputé d’une part de soi.

De ces quelques textes, on aura déduit que le self de l’individu désigne le fondement de sa personnalité, qui recèle et sa valeur et sa beauté. Ce qu’il y a d’étonnant chez le jeune Shakespeare – partage-t-il ce préjugé avec ses contemporains ? – c’est qu’on le sent persuadé que la femme, aussi belle soit-elle, est dotée d’un self corrupteur, dès lors qu’elle a perdu sa virginité. Ce théorème a son corollaire : le self de l’homme reste indemne, même dans les cas où son ego exerce une toute-puissance.[2]

31 Décembre 2011





Narcissisme croisé



L’homme aimerait bien que la beauté du monde et des êtres qui s’y meuvent soit la représentation fidèle de leur valeur intrinsèque. Ce serait tellement satisfaisant pour l’esprit que le beau soit soutenu par le bon et que, réciproquement, le bon se fasse visible sous l’apparence du beau. Aussi le poète n’a de cesse d’associer les deux dans son écriture, façon de donner quelque chance de durer à une jonction qui, dans le cours d’une vie, se révèle souvent éphémère.
Shakespeare n’a pu manquer de se réjouir le jour où il tomba en présence d’un jeune homme d’une grande beauté qui était doté en outre d’une noble naissance et d’une grande fortune. Déjà ce fair youth manifestait aux yeux de tous un mélange d’entregent et de domination alors qu’il sortait à peine de l’enfance. Shakespeare en était resté bouche bée : quelqu’un unissait enfin en sa personne la valeur et autres dons de Fortune avec le plus doux des visages, un teint de pêche et le pied cambré. Le vœu du poète avait pris forme chez un personnage réel qui de surcroît lui témoignait de l’amitié.
Mais sous quelle forme sauvegarder une si parfaite conjonction ? Et comment marier la subjectivité du poète avec une telle personnalité ? William décide alors de faire de ce sujet le centre de sa poésie. L’éloge versifié d’un être aussi béni des dieux ne manquerait pas d’attirer l’attention sur l’auteur des poèmes louangeurs, l’attention de l’intéressé d’abord et, pourquoi pas, celle de la postérité.

William s’est très vite demandé : quel dialogue un tel jeune homme peut entretenir avec lui-même ? Quelle image se fait-il de sa propre valeur, dans quelle estime tient-il sa propre beauté ? Au départ, le poète est déçu, presque irrité : le jeune homme a l’air de réduire ses aspirations à séduire ceux qui l’approchent. Il en rajoute volontiers sur le charme qu’il émet naturellement en concentrant son énergie dans la brillance de son regard, comme s’il prenait plaisir à dorer tout ce sur quoi il laisse porter les yeux. Comme si, par contre, il ne faisait guère confiance à ses autres qualités, celles dont sa noble allure ne serait que la surface.
Dans un premier temps, le poète fustige un tel gâchis : quoi ? tout miser sur l’apparence, être avare de la mise en valeur de dons certes moins visibles mais en l’existence desquels l’observateur veut croire : l’honnêteté, la constance dans les sentiments et autres vertus. A le voir se comporter, on croirait que le jeune homme est l’ennemi juré de lui-même, qu’il fait tout pour se distinguer de ce qu’il y a de meilleur en lui.
Néanmoins, le poète finit par se laisser prendre à l’agrément de la vie facile que mène le jeune homme, à ses amabilités, à ses bouderies. William, dans ses sonnets, reflète tout cela pêle-mêle, la versatilité de la conduite de ce jeune riche comme sa propre vulnérabilité aux caprices d’humeur de son interlocuteur. Puis vient le moment où le poète ressent de plein fouet, jusque dans sa vie intime, les effets dévastateurs de la puissance de celui dont il pensait être devenu l’ami. William est alors conduit à s’interroger sur la place qu’il tient dans la pensée de l’autre, beaucoup moins grande qu’il se le disait. Il s’en afflige jusque dans ses poèmes, le dernier terrain où il tient la main haute, le refuge de sa fierté.

Dans les sonnets, le lecteur discerne donc trois discours : celui que le poète prête au jeune noble qui vogue à la surface de lui-même et préfère se conformer aux coutumes vaniteuses de ses pairs ; celui que William entame sans cesse avec cet ami pour le faire revenir à l’estime de ses valeurs profondes ; celui que William est contraint, par sa démarche, d’instaurer avec son propre self, là où il raffermit son goût pour le vrai.
L’entremêlement de ces discours au fil des sonnets va mettre au jour ce que je nomme un narcissisme croisé : d’un côté, William s’appuie sur la beauté de son protecteur pour donner belle apparence à l’amour que le poète voue aussi à l’exercice de son propre talent littéraire (ses sonnets se remplissent d’une fraîcheur qu’il sait avoir déjà perdue dans son physique mais qui subsiste dans ses vers) ; de son côté, le fair youth trouve magnifiées, dans les vers de ce compagnon plein de verve, non seulement la beauté dont il est le familier mais aussi les qualités morales dont il n’a plus que faire et que pourtant la force de conviction de ce poète, à peine son aîné, s’obstine à lui attribuer.
A vrai dire, seul William paraît attaché à l’attelage du beau et du bon[3]. Pour le fair youth, la distinction est un acquis de naissance ; quant à la vertu, il a suffisamment de fortune pour que son entourage la lui reconnaisse au besoin. A condition qu’elle ne dépare pas son personnage.

Au moment où Shakespeare rédige le sonnet 62, il se sent déjà le perdant de cet échange. Aux deux premiers quatrains, il pointe du doigt le narcissisme en se donnant pour exemple de ce qu’il déplore au premier mot : le péché de l’amour de soi s’est emparé de tous mes regards, de toute mon âme et de chacune de mes parcelles,… Aucun visage, me semble-t-il, n’est aussi gracieux que le mien… et quant à moi je définis ma propre valeur comme m’élevant au-dessus de tous les autres à tous égards. Hélas, poursuit-il au quatrain suivant, tout cela n’est qu’illusion de ma fatuité puisque le premier miroir venu me détrompe, au moins sur l’apparence de mon visage. Et l’estime tout entière que je me portais s’en trouve déconfite.
Shakespeare bat sa coulpe, mais qui veut lire la condamnation de l’amour de soi peut la prendre également pour lui.

janvier 2012


Richard III , acte I, scène I
Monologue de Gloucester, deuxième frère du roi Edouard IV

                        …But I, that am not shaped for sportive tricks,
            Mais moi, qui ne suis pas façonné pour jouer les espiègles,
                        nor made to court an amorous looking-glass,
            Ni fait pour courtiser un miroir amoureux,
                        I, that am rudely stamp’d, and want love’s majesty
            Moi qui suis grossièrement estampé, et à qui manque, de l’amour, la majesté
                        To strut before a wanton ambling nymph ;
            Pour faire le fier devant une nymphe à la démarche lascive ;

                        I, that am curtail’d of this fair proportion,
            Moi qui suis privé de ces belles proportions,
                        Cheated of feature by dissembling nature,
            Disgracié au physique par la tricheuse nature,
                        Deform’d, unfinish’d, sent before my time
            Déformé, inachevé, expédié avant terme
                        Into this breathing world, scarce half made up,
            En ce monde où l’on respire, à peine à moitié maquillé,

                        And that so lamely and unfashionable
            Et ça si clopinant et si mal foutu                      
                        That dogs bark at me, as I halt by them ;...
            Que les chiens aboient sur moi, si je m’arrête auprès d’eux ;

                       
                        Why, I, in this weak piping time of peace,
            Eh bien, moi, dans ce temps de paix amolli bon pour des joueurs de flûte
                        Have no delight to pass away the time,
            Je n’ai d’autre délice pour passer le temps
                        Unless to see my shadow in the sun
            Que de voir mon ombre au soleil
                        And descant on mine own difformity :
            Et discourir sur ma propre difformité :

                        And therefore, since I cannot prove a lover,
            Et en conséquence, puisque je ne peux pas faire mes preuves comme amant,
                        To entertain these fair well-spoken days,
            Pour divertir ces jours de beaux parleurs
                        I am détermined to prove a villain,
            Je suis résolu à faire mes preuves comme scélérat
                        And hate the idle pleasures of these days.
            Et à haïr les plaisirs désœuvrés de ces jours…







Sonnet 62

             Sin of self-love possesseth all mine eye,
Le péché de l’amour de soi s’est emparé de tous mes regards,
             And all my soul, and all my every part ;
De toute mon âme et de chacune de mes cellules ;
             And for this sin there is no remedy,
Et à ce péché il n’y a pas de remède
             It is so grounded inward in my heart.
Tant il est enraciné au-dedans de mon cœur.

    Methinks no face so gracious is as mine,
               Aucun visage, me semble-t-il, n’est aussi gracieux que le mien,
    No shape so true, no truth of such account,
Aucune tournure si vraie, aucune vérité si digne d’être relatée,
    And for myself mine own worth do define
               Et quant à moi je définis ma propre valeur
    As I all other in all worths surmount.
               Comme m’élevant au-dessus de tous les autres à tous égards.

             But when my glass shows me myself indeed,
Mais mon miroir me montre-t-il mon vrai visage,
             Beated and chopped with tanned antiquity,
Battu et tranché comme vieux cuir tanné
             Mine own self-love quite contrary I read ;
Alors je lis l’estime que je me porte tout autrement ;
             Self, so self-loving, were iniquity ;
Un Soi si épris de soi serait iniquité.

             ‘Tis thee (myself) that for myself I praise,
C’est toi, mon Soi, que je loue en lieu de moi-même,
             Painting my age with beauty of thy days.
En peignant mon âge avec la beauté de tes jours.










Le distique du sonnet peut se lire comme un retournement du juge : tout à coup, le poète quitte le miroir et s’adresse à l’autre : c’est toi que je loue en lieu de moi-même… Dès lors tous les compliments précédents valent pour un autre. C’est de toi qu’il s’agit, c’est ta valeur qui t’élève au-dessus de tous les autres.
Le poète ajoute in fine : peignant mon âge avec la beauté de tes jours. William avoue son larcin : il a dérobé la beauté des jours de l’autre pour se donner meilleure contenance.
Il n’empêche ! Le poète a tout de même écrit dans les douze premiers vers : le péché de l’amour de soi,… et à ce péché il n’y a pas de remède,… Un self si épris de soi serait iniquité (c’est-à-dire injustice et dépravation). Qui accepterait d’être loué de la sorte ?
Relisons une nouvelle fois le distique : c’est toi (myself) qu’en lieu de moi-même je loue,… Pourquoi ces deux myself presque côte à côte ? Est-ce que le second est là pour renforcer le premier ou est-il là pour s’en distinguer ? Dans ce dernier cas, ne serait-ce pas my self (en deux mots séparés) qu’il faudrait lire, apposé à « toi » ? Le distique se lirait ainsi : c’est toi, ma vraie nature, que je loue, et non pas le moi-même de surface. Le William que Shakespeare, le poète, imagine dans sa tête n’a pas d’âge, il est éternellement jeune, il est toujours vrai. Le dialogue qui prend place à la fin du sonnet 62 fait surgir, en face du « je », un « self » pris comme véritable interlocuteur, et non le malheureux moi-même, si souvent le jouet des circonstances.

Le sonnet commence avec le mot « péché », qui désigne la transgression d’un interdit sous l’empire d’un désir. Les quatrains s’achèvent sur le mot « iniquité », qui traduit le jugement de celui qui a cédé à la tentation. Lorsque Shakespeare se regarde dans le miroir, il découvre dans son image un accusateur, celui qui ramène le rêveur à la réalité. Aussi talentueux soit-il, il ne lui est plus possible de prétendre s’aimer avec une telle « gueule », battue et tranchée comme vieux cuir tanné. Il ne supporte pas de se voir laid alors que son désir est d’être remarqué par le beau monde. Pour accepter sa propre valeur, il ne peut se peindre qu’en utilisant l’image que l’autre lui offre. Les éloges qu’il va déverser sur l’interlocuteur des sonnets, en se gardant d’entrer dans des détails qui identifieraient par trop de qui il s’agit, sont une manière de se donner la permission de s’estimer soi-même à travers les mots qu’il couche sur le papier. Car ces mots au moins lui appartiennent[4].

Dans le dialogue qu’il entretient avec l’autre, Shakespeare avait déjà relevé, au sonnet 10, que dans sa rage de séduire le beau jeune homme n’était plus capable d’aimer qui que ce soit, y compris lui-même, à l’égard de qui il se montrait si imprévoyant. « Tu es si possédé d’une haine assassine que contre toi-même tu n’hésites pas à conspirer,… » Shakespeare s’était étonné : la haine doit-elle être plus bellement logée que le gentil amour ?
Chez le fair youth, sa fuite en avant n’est pas un péché. Son besoin de conquête ne peut s’embarrasser de  l’amour de soi qu’il préfère déléguer. Il charge les poètes de la rude tâche de surenchérir dans l’éloge de sa personne. Ce qui laisserait à penser que le fair youth refoule la considération de soi, comme si l’appel à ses propres ressources lui ôtait la capacité de s’adapter à sa nouvelle situation. Car il y aurait contradiction entre les suggestions que lui apporte le souvenir de ses adaptations passées aux situations de son enfance et les sollicitations qui se présentent au tout jeune adulte. Le fair youth est obligé de refouler cette mémoire pour se sentir parfaitement à l’aise dans la société qu’il fréquente. Mais une telle opération exige une énergie qu’il a dirigée vers d’autres tâches. Il ne veut pas non plus se méjuger. Aussi demande-t-il à un poète, puis à plusieurs, de lui fournir un portrait de lui-même qui soit en harmonie avec la situation de pouvoir qui vient de lui échoir. L’idée de lui-même est trop lourde à porter seul.
Pendant un temps, les souhaits du jeune noble et ceux du poète en quête de reconnaissance vont aller de pair. C’est le départage qui sera douloureux, dont nous lisons les tourments dans les Sonnets.

Or l’écriture ne peut que se perdre dans le dédale de ces sentiments croisés. Certes elle permet de fixer des instants, des humeurs, des réactions, mais elle ne peut pas embrasser tant de rapports simultanés, d’une personne avec l’autre, d’une personne avec soi, et toutes les contradictions qu’ils font naître. L’écriture est linéaire, elle progresse d’un mot au suivant, elle ne saute pas d’une ligne à l’autre. Quand trois idées se présentent en même temps, elle est obligée de fixer un ordre d’arrivée où l’on peut voir une préséance. L’écriture est fatigable, elle s’épuise vite. Certes elle a du souffle mais bientôt elle halète, elle rend les armes au bout de quelques paragraphes, elle doit attendre que la pensée se reconstitue. La main se lève, les jambes ont envie de se dégourdir.
Shakespeare, aux prises avec ce jeune homme dominateur et inquiet, choisit une forme courte, trois quatrains et un distique, pour traduire en peu de mots l’événement de la journée, l’émotion qui le traverse, le doute qui le taraude. Ce bref espace donne l’impression d’une écriture resserrée mais il offre aussi l’avantage de limiter la perte de substance en introduisant d’office, au bout de quatorze lignes, une discontinuité grâce à quoi chacun respire, l’auteur comme le lecteur. Dans ce cadre étroit, Shakespeare se donne pourtant les gants de glisser des propos qui joutent entre eux, ce qui crée le sentiment qu’il en dirait davantage s’il ne tenait qu’à lui, que le texte est prêt d’exploser, qu’il demande à tout le moins d’être relu. Le sonnet écrit devient une spirale où chaque passage renvoie aux autres spires et même à ce qui n’a pas trouvé la place d’être dit. Le sonnet suivant rebandera le ressort. L’enchaînement d’un sonnet à l’autre est ainsi suggéré, et de cela procède l’illusion d’un avancement, alors que, somme toute, le recueil n’est que le récit d’un immense recul, celui qui résulte de la méprise de deux êtres, l’un sur l’autre.




[1]              Descartes était persuadé que son « cogito ergo sum » transportait l’énergie qui l’avait empli, lui Descartes, lors de sa fameuse nuit dans une auberge allemande. Or ce n’est que pour lui seul que ces trois mots étaient porteurs d’un tel souvenir. Ses lecteurs ne peuvent que les ânonner.
[2]              Toutefois, dans les œuvres de la maturité, Shakespeare chargera des femmes au verbe affirmé (Emilia, dans Othello, Paulina dans le conte d’hiver) de moduler l’expression de ce préjugé en redonnant une part de responsabilité au sexe masculin, ce qui déchargera d’autant celle de la femme.
[3]                  Shakespeare y est si bien attaché, qu’à l’opposé il relie également difformité du corps et noirceur de l’âme. Cf. le monologue du duc de Gloucester à la première scène de Richard  III .
[4]           William serait un devancier de Cyrano de Bergerac. Celui-ci n’a-t-il pas choisi le beau Christian pour porter l’expression de ses sentiments à sa cousine Roxane. William a porté son choix sur le fair youth pour faire valoir son art littéraire dans l’exaltation du beau.




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